9.2.16

Bissau: O caos institucional

Alors que l'économie de la Guinée-Bissau est sinistrée et que l'État sombre chaque jour un peu plus, le trafic de cocaïne et les commerces illicites prospèrent. Peu de chances que la présidentielle du 13 avril change la donne. À peine venait-il d’accepter la flûte de champagne proposée par ses hôtes que le piège s’est refermé. "En guise de champagne, cinquante hommes lourdement armés ont accouru vers nous en criant "Police !"", raconte le capitaine de la vedette qui a conduit le contre-amiral José Américo Bubo Na Tchuto, ancien chef de la Marine bissau-guinéenne, sur un yacht croisant au large des eaux territoriales. L’officier devait y rencontrer les émissaires d’un cartel colombien avec lesquels il négociait depuis plusieurs mois l’acheminement et le stockage en Guinée-Bissau d’une première cargaison de cocaïne. Mais ce 2 avril 2013, les Colombiens se révèlent être des agents infiltrés de la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine. "Bubo" et ses deux complices présumés sont aussitôt conduits jusqu’à une île de l’archipel du Cap-Vert, avant d’être transférés par avion vers les États-Unis, où ils sont détenus depuis un an. Selon l’acte d’accusation du procureur de New York, étayé par des conversations enregistrées à l’insu de Na Tchuto et de ses acolytes, l’ancien chef de la Marine aurait participé à une première réunion au Sénégal en août 2012. Face à un agent de la DEA, qu’il prenait pour un trafiquant, il aurait évoqué "les conditions d’acheminement de plusieurs tonnes de cocaïne par voie maritime entre l’Amérique du Sud et la Guinée-Bissau". Pour l’officier, le gouvernement bissau-guinéen étant "affaibli" après le coup d’État survenu quatre mois plus tôt, "la période [était] propice pour organiser la transaction". Concernant sa commission, il aurait réclamé "1 million de dollars par tonne de cocaïne acheminée en Guinée-Bissau". S’ils sont parvenus à escamoter "Bubo", les agents américains sont, en revanche, passés à côté de la principale prise qu’ils convoitaient : le général Antonio Indjai, chef d’état-major des Forces armées de Guinée-Bissau (FAGB), impliqué dans un "deal" similaire, monté de toutes pièces par la DEA. Déjà sous le coup d’une interdiction de voyager imposée par l’ONU au lendemain du coup d’État d’avril 2012, Indjai fait l’objet depuis lors d’un mandat d’arrêt international émis par la justice américaine. À Bissau, le gouvernement et l’armée font bloc derrière les deux officiers. Ils contestent purement et simplement la réalité des charges retenues contre eux et qualifient la prise de Na Tchuto de "kidnapping dans les eaux territoriales". De l’indépendance au scrutin du 13 avril 1973 Assassinat d’Amílcar Cabral, leader du mouvement indépendantiste guinéen Proclamation de l’indépendance, reconnue en 1974 par le Portugal 1980 Coup d’État de João Bernardo Vieira (dit Nino) contre Luis Cabral, demi-frère du héros de l’indépendance Amilcar Cabral 1998-1999 Guerre civile, liée à une rivalité entre deux factions de l’armée. En mai 1999, le rebelle Ansumane Mané renverse Nino Vieira 2003 Kumba Yala, président de la République depuis 2000, est renversé par un militaire 2012 Coup d’État militaire à la veille du second tour de la présidentielle Arrivé largement en tête du premier tour, Carlos Gomes Junior, candidat du PAIGC, est brièvement emprisonné puis contraint à l’exil 2014 Élection présidentielle prévue le 13 avril après avoir été reportée à de multiples reprises Implication des Forces armées dans divers trafics Pourtant, l’acte d’accusation de la justice new-yorkaise fourmille de détails sur des réunions lors desquelles Indjai ou ses complices présumés auraient négocié l’acheminement par voie aérienne de quatre tonnes de cocaïne qui auraient dû être provisoirement stockées en Guinée-Bissau avant de repartir vers différentes destinations, dont les États-Unis. Le chef d’état-major se serait également engagé à se procurer des armes – dont des missiles sol-air – en vue de les rétrocéder ensuite aux Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), considérées comme une organisation terroriste par les États-Unis. Si la drogue, l’argent et les armes sont demeurés virtuels tout au long du processus, l’opération a posé de manière spectaculaire la question de l’implication de l’état-major et du gouvernement de ce petit État d’Afrique de l’Ouest dans le trafic de stupéfiants avec l’Amérique latine. Car selon le même document, les émissaires d’Indjai ont informé leurs interlocuteurs que "des responsables du gouvernement bissau-guinéen demandaient, en guise de rémunération, 13 % de la cocaïne acheminée" dans le pays. Le chef d’état-major aurait, par ailleurs, expliqué qu’il serait "seulement un intermédiaire" et que les achats d’armes passeraient "par le gouvernement". Encore plus troublant, il aurait affirmé aux agents de la DEA qu’il "en [parlerait] au président de la République" de transition, Manuel Sérifo Nhamadjo. Sollicité par Jeune Afrique, le général Indjai a d’abord donné un accord de principe avant d’annuler l’entretien pour cause d’"angine". À Bissau, son nom revient souvent dans les conversations, même s’il est prononcé à voix basse. N’est-il pas l’homme le plus puissant de l’armée, donc du pays ? De manière générale, les sources qui acceptent d’évoquer l’implication supposée des Forces armées dans divers trafics (importation de cocaïne, coupe de bois, licences de pêche…) le font confidentiellement. Un hypothétique retour à la légalité constitutionnelle Dans un pays où l’armée est capable de faire libérer sous la menace des "mules" tout juste interpellées par la police judiciaire et où la justice passe pour corrompue et muselée, les trafiquants sont clairement avantagés. De son côté, la communauté internationale, consciente de la précarité du régime de transition, préfère ne pas faire de vagues et s’abstient de contrarier les militaires, en attendant un hypothétique retour à la légalité constitutionnelle. En février 2014, Antonio Indjai siégeait paisiblement au Comité des chefs d’état-major de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), qui se tenait à Bissau. Le pays, qui prépare le scrutin présidentiel du 13 avril, est-il pour autant devenu un "narco-État" ? Conseiller du Premier ministre, chargé de la réforme et de la modernisation de l’État, François Correia estime qu’"il faut relativiser le poids de la Guinée-Bissau dans le trafic qui affecte la sous-région. Nos capacités portuaires et aéroportuaires sont dérisoires", rappelle-t-il. Il est vrai que les portes d’entrée en Afrique de l’Ouest de la cocaïne et des drogues synthétiques ne se limitent pas aux 88 îles de l’archipel des Bijagos. Selon un officier de police européen en poste à Dakar, "les routes de la drogue changent en permanence, la seule chose qui ne change pas ce sont les pays de production". Actuellement, ajoute la même source, les flux se seraient déplacés vers le Cap-Vert, où le prix du kilo de cocaïne se négocie moins cher. L’enfant terrible de la région… Tournant ostensiblement le dos aux poids lourds de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), l’ancien premier ministre Carlos Gomes Junior "Cadogo", évincé entre les deux tours de la présidentielle de 2012, avait opéré un rapprochement avec la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP). Et en particulier avec l’Angola – dont la présence à Bissau d’un contingent militaire lourdement armé suscita la défiance du Nigeria et la colère de l’armée bissau-guinéenne. Une diplomatie risquée, peu appréciée par Dakar, qui a besoin de Bissau pour négocier avec l’une des branches armées du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC). "Cadogo n’a jamais coopéré avec le Sénégal, il a compris trop tard que c’était une erreur", explique un membre des services de renseignements sénégalais. "Il s’est acharné contre la Cedeao, renchérit un diplomate ouest-africain. Or il n’y a pas d’avenir pour le pays hors de cette organisation." D’autant que la quasi-totalité des bailleurs internationaux ont interrompu leur aide. Putschs et assassinats politiques à répétition Mais en Guinée-Bissau, la collusion de certaines autorités avec les "narcos" semble particulièrement décomplexée. "Les trafiquants font des profits colossaux et sont en mesure d’acheter tout le monde, explique un spécialiste du trafic de drogue dans la sous-région. Et dans un pays où l’armée est influente, ils ont tout intérêt à négocier avec elle." En Guinée-Bissau, où fonctionnaires et militaires peuvent rester plusieurs mois sans percevoir leur salaire, chacun s’organise donc comme il peut. "Un officier local m’a un jour expliqué que les responsables politiques se rémunéraient sur les crédits de la Banque mondiale et des bailleurs de fonds et que, de leur côté, les militaires profitaient du trafic de cocaïne pour arrondir leurs fins de mois", raconte Vincent Foucher, analyste à l’International Crisis Group (ICG). "Pour que la Guinée-Bissau soit qualifiée de narco-État, encore faudrait-il qu’il y ait un État", ironise notre policier européen. Or depuis son indépendance en 1973 et l’assassinat d’Amílcar Cabral, l’artisan de la libération, le pays a sombré au point de devenir un "État failli". Putschs et assassinats politiques à répétition, naufrage des services publics, dépendance budgétaire extrême vis-à-vis des bailleurs… "En raison de son rôle dans la guerre de libération, l’armée n’a jamais vraiment accepté d’être soumise aux autorités civiles", analyse une source, spécialiste des questions de défense. En se débarrassant de l’occupant portugais, elle y a gagné une légitimité inaltérable qui a fini par écraser toute vie institutionnelle. Quarante ans plus tard, le pays continue de payer la dette contractée à l’égard de ses anciens combattants, devenus les véritables "actionnaires" d’une armée où recrutement et promotions sont soumis au népotisme et au clientélisme mais dont la Marine et l’aviation, quasi inexistantes, se révèlent incapables de surveiller le vaste littoral et l’archipel des Bijagos, propices à tous les trafics. Jusqu’à ce jour, les velléités de la dégraisser se sont heurtées à des réactions de défiance dans ses rangs. En Guinée-Bissau, tout le monde est convaincu qu’il faut réformer l’armée mais personne n’a osé s’y aventurer. Divisions internes et jeux d’appareil l’ont emporté sur le sens de bien commun La malédiction bissau-guinéenne se résume à un constat : en vingt ans de multipartisme, aucun Premier ministre ni aucun président n’est allé au terme de son mandat. Si l’armée a largement contribué à entretenir ce chaos institutionnel, elle n’en est pas l’unique responsable. Car au Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) comme au Parti de la rénovation sociale (PRS) – les deux principales forces à l’Assemblée nationale populaire -, divisions internes et jeux d’appareil l’ont emporté depuis longtemps sur le sens du bien commun. "Nous avons trahi les principes de la lutte de libération, admet Jorge Malu, vice-président du PRS et candidat dissident à la présidentielle du 13 avril. Certains anciens combattants ne se reconnaissent pas dans ce que notre pays est devenu." Malgré une population de seulement 1,6 million d’habitants et un potentiel économique largement inexploité – agriculture, pêche, mines, forêts, tourisme… -, le pays détient l’un des indices de développement humain (IDH) les plus faibles au monde. Même dans la capitale, les routes sont défoncées, les coupures de courant quotidiennes, et les robinets peuvent demeurer plusieurs jours sans eau. Le système éducatif est en berne, celui de la santé en état de mort cérébrale, la justice réputée inapte… Dans un tel contexte, les investisseurs privés ont tourné le dos à l’enfant terrible de l’Afrique de l’Ouest. À l’inverse, des affairistes se sont engouffrés dans la brèche de cet État déliquescent, où des relations haut placées assurent tous les passe-droits. Du pillage des ressources halieutiques à celui des espèces forestières et du zircon, une pierre semi-précieuse, à la noix de cajou, des opérateurs chinois, indiens et russes ont compris depuis longtemps les bénéfices qu’ils pouvaient tirer d’un pays où les élites civiles et militaires se paient sur la bête. "Cabral faisait une différence entre ceux qui ont combattu pour la libération et ceux qui seraient chargés de la reconstruction et du développement du pays, conclut Jorge Malu. Nous n’avons pas suivi son conseil." Pour qui vote l’armée ? Pendant 26 années, de Luis Cabral (1973-1980) à Nino Vieira (1980-1999), le régime bissau-guinéen a été tenu par des cadres issus du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), matrice commune aux forces armées. Mais des tensions ont peu à peu apparu entre l’élite du pouvoir civil – urbanisée et lettrée – et une armée composée de ruraux à la formation plus modeste, dont une large proportion était issue de la communauté balante, la principale ethnie. Au pouvoir de 2000 à 2003, le Parti de la rénovation sociale (PRS) de Kumba Yala a apporté son soutien aux Balantes pour s’attirer les bonnes grâces des militaires. Il a ainsi développé l’idée que les Balantes, maltraités durant des siècles, méritaient d’obtenir plus de poids au sein de l’armée. Ce rapprochement a précipité le divorce entre l’institution militaire et le PAIGC, le parti historique de la libération. En avril 2012, pour empêcher l’élection du candidat de ce parti, Carlos Gomes Junior, arrivé largement en tête du premier tour, l’armée a interrompu le processus électoral. Deux ans plus tard, le PRS affronte l’élection du 13 avril divisé, avec un candidat officiel, Abel Incada, deux candidats dissidents et un rival indépendant, Nuno Gomes Nabiam, qui a reçu le soutien de Yala, le fondateur du parti. Nabiam – qui est directeur de l’aviation civile – peut également se prévaloir du soutien officieux d’Antonio Indjai, le puissant chef d’état-major, un "ami de trente ans". De quoi en faire le favori de l’armée ? Jeune Afrique Avril 2014

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