31.8.13
De Tunes a Damasco, um manto de incertezas
Damas, Syrie - Uncredited/AP/SIPA
« Ces choses-là sont rudes, écrivait le père Hugo, il faut pour les comprendre avoir fait des études. » Et même si on a fait des études... Les enfants, quand on leur projette un film, demandent d'emblée : qui sont les bons, qui sont les méchants ? Les grandes personnes ne le demandent pas, parce qu'elles croient le savoir. Surtout si elles lisent le Monde. Or, face aux drames qui ensanglantent le Moyen-Orient, que répondre... ?
Entre le sabre massacreur et le goupillon assassin, que choisir ? Entre le militarisme potentiellement dictatorial et le fanatisme intrinsèquement totalitaire, où va votre préférence ? Ni l'un ni l'autre ? Mais quand ceux que vous seriez disposé à applaudir se rallient à l'un ou se déclarent solidaires de l'autre ?
My God ! On n'y comprend plus rien
En Egypte, on feint de croire que c'est simple : il y a de gentils « révolutionnaires » - concept - valise dans lequel on peut tout entasser, le marxiste comme le libéral - qui exigent qu'un pouvoir « cléricalo-réactionnaire », en passe de semer la désolation dans le pays, « dégage ». Lequel pouvoir refusait obstinément de passer la main sous prétexte qu'il était « issu des urnes », donc démocratique. L'armée décida de trancher. L'armée tranche toujours - au sabre -, c'est son truc. Les gentils révolutionnaires en furent un instant tourneboulés, mais se firent une raison.
Auprès des lecteurs du Monde, le coup de balai passa moins bien. Et quand les islamistes chassés du pouvoir, résistant avec l'exaltation millénariste et la férocité dont ils sont capables, furent froidement massacrés, il ne passa plus du tout, le coup de balai. Du coup, la « révolution », avec un grand R, qui s'était d'abord transformée en « coup d'Etat révolutionnaire », devint un coup d'Etat tout court.
My God ! On ne s'y reconnaissait plus ! Où étaient les bons, où étaient les méchants ? La police des militaires tirait dans le tas ; les résistants brûlaient les églises et pillaient les commerces coptes. Le monde démocratique, France en tête, condamnait les militaires ; une large fraction des démocrates égyptiens les applaudissait, une partie du peuple musulman soutenait les résistants islamistes, une partie du peuple égyptien du Caire les lynchait.
Le Hamas palestinien stigmatisait la répression, le Fatah palestinien l'approuvait. La Turquie, le Qatar et le Soudan se déclaraient solidaires des victimes des massacres ; l'Arabie saoudite, le Koweït, les Emirats et la Jordanie se félicitaient que l'ordre ait été rétabli. La moitié de la Tunisie penchait d'un côté, l'autre moitié de l'autre. Solidaires des islamistes écrabouillés, du moins en parole : l'Amérique et l'Europe, mais aussi Cuba, le Venezuela chaviste et l'Iran ; solidaires du pouvoir militaire qui les écrabouillait : la Syrie, l'Algérie, la Russie et Israël.
Les lunettes manichéennes vous permettent-elles encore d'y voir clair ? Même les lecteurs du Monde ont le vertige
Où sont les anges ? Où sont les démons ? Hier, les foules du monde arabe n'avaient d'yeux que pour la télé du Qatar, Al-Jazira, dont les Frères musulmans sont les chouchous. Aujourd'hui, cette chaîne est devenue, pour beaucoup, « l'organe des terroristes ». La Syrie était l'horreur, la Turquie le « top » ; au Caire, désormais, on amnistie volontiers Bachar al-Assad (les ennemis de mes ennemis sont mes amis), mais on voue aux gémonies Erdogan. Les médias égyptiens, issus de la révolution, diffusent de telles horreurs concernant Morsi et les Frères musulmans que les forfaits de Moubarak s'en trouvent relativisés.
L'islamisme constitue-t-il un tout ? Les salafistes égyptiens et les wahhabites prennent ostensiblement leurs distances. Dans tout le monde musulman, on a certes manifesté son horreur du massacre, mais les foules étaient finalement riquiqui : 5 000 à Istanbul, 10 000 à Rabat. Assiste-t-on à un Trafalgar de l'islam politique ?
Le camp du bien, le camp du mal ? Jusqu'à ce qu'on intervertisse les rôles
Au fond, il n'y a plus qu'en Europe qu'on s'accroche à l'idée que la compréhension d'un événement n'est possible que si on désigne clairement au préalable les bons et les méchants. Dût-on intervertir de temps à autre les rôles ; comme en Afghanistan où l'on combat ceux que, contre les Russes, on a soutenus ; comme en Syrie où l'on a failli livrer des missiles à ceux contre qui, au Mali, on fait la guerre ; comme en Irak que l'on a envahi pour chasser celui-là même qu'on avait financé et surarmé tant qu'il se déchaînait contre l'Iran ; comme en Libye où l'on est intervenu militairement contre un Kadhafi à qui, quelques mois plus tôt, on ne refusait rien (et pour cause), même pas l'accès à l'énergie nucléaire.
Aujourd'hui, il est devenu banal de faire référence au « dictateur Moubarak » : « On est revenu, écrit le Monde, aux anciennes méthodes du dictateur Moubarak. » Mais pourrait-on citer un seul article, datant d'il y a plus de quatre ans, où un grand journal, de gauche ou de droite, qualifiait Moubarak de « dictateur » ? La veille de sa chute, Michèle Alliot-Marie, alors ministre française des Affaires étrangères, rendait encore hommage à son « action en faveur de la démocratie, de la modernité et de l'extension du respect des droits de l'homme ».
Ni François Hollande ni Martine Aubry n'avaient exigé qu'il soit exclu de l'Internationale socialiste, pas plus d'ailleurs que le Tunisien Ben Ali, tyran caricatural cependant, auquel Bertrand Delanoë ne trouvait que des qualités.
Quand Henri Guaino concocta une Union pour la Méditerranée dont les deux piliers étaient Moubarak et Ben Ali, aucun journal, même de gauche, ne s'insurgea. On applaudit plutôt. Or c'était comme si, à la fin des années 30, on en avait confié la coprésidence à Mussolini et à Franco. Seul le Monde, pour le coup, osa dénoncer l'ampleur des turpitudes du régime Ben Ali, et faillit le payer cher.
N'a-t-on pas tendance à ne juger légitimes et respectables que les scrutins qui promeuvent ceux qu'on a à la bonne ?
L'armée égyptienne a renversé un gouvernement issu d'élections libres. C'est incontestable. Même si Morsi, avec 24 % des suffrages, ne dut son élection qu'à la division des oppositions démocratiques et libérales (et en particulier des progressistes nassériens).
Mais, on l'a vite oublié, le Hamas avait très nettement remporté les élections palestiniennes. Or, on trouva normal de «le dégager» pour confier le pouvoir à ceux qui avaient perdu, mais convenaient à l'Occident.
A priori, tout démocrate doit s'incliner devant le verdict du suffrage universel. Mais les médias, eux-mêmes, n'ont-ils pas tendance à ne juger légitimes et respectables que les scrutins qui promeuvent ceux qu'ils ont à la bonne, et à confondre volonté populaire et exigences de la rue. La presse américaine n'hésita pas à traiter de « dictateur » un Hugo Chavez démocratiquement élu et réélu à l'issue d'élections libres malgré des médias locaux qui lui étaient majoritairement hostiles...
Poutine a été élu et réélu, ce dont personne ne doute, même si les résultats ont été quelque peu gonflés : or, la lecture de grands journaux français laisserait volontiers penser qu'il s'agit d'un semi-dictateur et que seuls les opposants qui défilent contre lui représentent l'authentique volonté populaire. De même, la « normalité » est-elle refusée à tout pouvoir ukrainien (ou serbe) qui n'est pas pro-occidental, même s'il a gagné les élections. Au fond, on admet difficilement la légitimité, fût-elle cautionnée par les urnes, d'un pouvoir qui nous est foncièrement antipathique. (Et Dieu sait que Poutine nous est antipathique.)
Ne serait-il pas temps, au lieu de sauter d'une exaltation et d'une répulsion à l'autre, de rompre avec ce binarisme simplificateur ?
Quant à promouvoir les rassemblements de foules en expression majoritaire de la volonté du peuple, la gauche, en particulier, s'y laisse régulièrement aller. Mais croit-on vraiment que les contestataires d'Istanbul représentaient le sentiment profond du peuple turc ? On aimerait bien, mais hélas... pas plus, d'ailleurs que les foules parisiennes de Mai 68 n'étaient le reflet d'une aspiration hexagonale majoritaire.
Ne serait-il pas temps, au lieu de sauter d'une exaltation à l'autre, d'une répulsion à l'autre, de rompre avec ce binarisme simplificateur pour passer une réalité de plus en plus complexe au filtre d'une lucidité froide ?
Révolutionnaires égyptiens, démocrates tunisiens, rebelles syriens, insurgés libyens, sait-on l'infinité des courants contradictoires, souvent antagonistes, que recouvrent ces dénominations globalisantes qui permettent un temps, un temps seulement, de se réciter à soi-même une saga épique, en noir et blanc, mais en partie illusoire ?
Comme si tout devait, coûte que coûte, et de force, entrer dans la boîte à chaussures de ce schéma : les diables et les anges.
Les militaires font d'excellents méchants, mais les islamistes aussi. C'est selon. Chacun son tour.
Mais quand les islamistes affrontent les militaires ? Les méchants, les méchants ? Alors on devient fou. Au temps de la terrible guerre civile en Algérie, un journal comme Libération en vint (ce qu'on peut comprendre) à exécrer beaucoup plus les militaires que les islamistes radicaux. Au point que, lorsque des démocrates progressistes, dans une réaction de survie, constituèrent des milices d'autodéfense pour combattre les tueurs du GIA aux côtés de l'armée, sous le nom de «patriotes», ce journal les dénonça presque comme des «collabos». Mais en Irak, pays de nouveau plongé dans un bain de sang, renverra-t-on dos à dos les forces de répression (pas plus tendres sans doute qu'en Algérie) et les criminels d'Al-Qaida qui tuent par fournées ?
Sur la tragédie syrienne aussi, on a plaqué une vision en noir et blanc attentatoire à la réalité
Jamais on n'a pris autant conscience qu'aujourd'hui à quel point l'intervention blairo-bushiste en Irak fut catastrophique. Pour autant, les quelques-uns qui l'acclamèrent (les députés Hervé Mariton, Pierre Lellouche, Alain Madelin, le philosophe André Glucksmann et le chroniqueur du Figaro Ivan Rioufol, par exemple) n'ont jamais reconnu leur erreur. Pas plus que BHL à propos de la Libye.
Le cas de la Syrie, au moment où des soupçons de recours à l'arme chimique peuvent conduire à l'internationalisation du conflit, est à cet égard exemplaire. A l'origine, une authentique et héroïque révolte populaire, comme en Egypte ou en Tunisie, contre une dictature plus implacable que celle de Moubarak. Un pouvoir, à la fois plus moderne et plus crapuleux, qui fit, comme en Tunisie et en Egypte, le choix de la répression.
Mais sa base sociale était plus large : parce que le parti Baas, quasi stalinien, est beaucoup mieux implanté et structuré que les partis bidons de Ben Ali et Moubarak, parce que, surtout, les minorités chiite et alaouite, chrétienne, kurde et druze et certains laïcs préfèrent encore ce pouvoir-là à une domination islamiste sunnite. Or, sur cette complexité fut plaquée, une fois encore, une vision manichéenne simplificatrice - les démons et les archanges.
Comment, à force de bonne conscience, on a rendu la tragédie syrienne paroxystique
Il existe, ou existait, en Syrie plus qu'ailleurs, une large opposition libérale, démocratique, progressiste qui se démarquait de l'opposition islamiste et refusait une militarisation de la révolte. Loin de la conforter, puisque l'opposition binaire entre le mal et le bien ne s'accommode pas de la nuance, on lui préféra la rébellion armée que soutenaient financièrement le Qatar et la Turquie. Ce qui attira évidemment les jihadistes de partout.
On ne vit pas, ou plutôt on ne voulut pas voir, que, dès lors qu'on s'abandonnait à la logique des armes, cela avait deux conséquences : le régime en place, foncièrement militaire, qui se posait en adversaire du « terrorisme », en était conforté et, comme en Irak, les groupes islamistes les plus radicaux, proches d'Al-Qaida, eux-mêmes les plus militarisés et les plus professionnels, s'imposaient sur le terrain. Pendant un an, on refusa de regarder en face cette réalité, à nier que le mal, et même le très mal, s'infiltrait dans le camp du bien ; que l'ignominie répondait à l'ignominie. On se dissimulait derrière la fiction de «l'islamisme modéré» représenté par les Frères musulmans.
L'islamisme modéré existe, en effet. Comme la démocratie-chrétienne en Occident. Mais en quoi un islamisme qui, même s'il ruse parfois, proclame qu'il n'y a pas d'autre loi à laquelle il convient de se soumettre, que celle de Dieu, que cette loi, qui l'emporte sur toutes les autres, a été définie une fois pour toutes il y a mille quatre cents ans et qu'elle doit être appliquée intégralement aujourd'hui, en quoi cet islamisme-là, qui accessoirement ne recule devant aucune violence, est-il modéré ?
Article paru dans le numéro 853 du magazine Marianne (e recebido do embaixador Francisco Henriques da Silva)
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