Le Sahara a beau être vaste (quinze fois la superficie de la France, sans compter les régions du Sahel avoisinantes), il donne parfois l'impression d'être surpeuplé. Depuis l'éclatement, dans le nord du Mali, le 17 janvier, de la rébellion du Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA), des colonnes de combattants touareg sillonnent la région où les katiba (phalanges) d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) ont créé depuis des années leur "zone refuge".
A priori, rien n'est plus étranger que ces deux entités. D'un côté, le MNLA est une rébellion "traditionnelle", comme le remarque Charles Grémont, chercheur au Centre d'études des mondes africains (Cemaf). Ses forces, essentiellement touareg, affrontent les troupes régulières du pouvoir central et essayent de se constituer un territoire par les armes, avant d'engager d'éventuelles négociations au sujet de l'autonomie de l'Azawad, le nord du Mali.
L'ARGENT, NERF DE LA GUERRE D'AQMI
Inversement, AQMI évite autant que possible le combat avec les troupes régulières et se concentre sur des attentats ou sur l'activité la plus visible aux yeux du monde extérieur : la prise d'otages d'Occidentaux, qui finance en partie ses activités et alimente son discours sur Internet. De ce point de vue, AQMI accumule les "succès", avec 80 personnes enlevées depuis 2007, 183 millions d'euros de rançons versées, et une surenchère en cours : le Mouvement unicité et djihad en Afrique de l'Ouest (Mujao), un des groupes "franchisés" d'AQMI, composé essentiellement de Mauritaniens et de Maliens, vient de demander 30 millions d'euros pour la libération de deux otages espagnols.
L'argent est bien le nerf de la curieuse guerre d'AQMI au Sahara et, pour leur financement, les katiba dépendent également de trafics, notamment de cocaïne, percevant des "impôts de passage" quand elles ne donnent pas un coup de main pour l'acheminement de cargaisons à travers le Sahara. Si une poignée de combattants parviennent à tenir en échec les pouvoirs de la région et à organiser à cette échelle prises d'otages et trafics, sont-ils en mesure de créer un futur sanctuaire pour Al-Qaida au coeur de l'Afrique ? Aucun spécialiste ne le croit.
SÉRIEUX REVERS
Issu du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) algérien, AQMI a connu de sérieux revers dans son propre pays avant de s'installer plus au sud, au Mali, notamment dans l'Adrar des Ifoghas. Le groupe dirigé par l'Algérien Abdelmalek Droukdal, alias Abou Moussab Abdelwadoud, a prêté allégeance, le 11 septembre 2006, à Oussama Ben Laden et à Ayman Al-Zawahiri (qui le remplace depuis sa mort), même si le nom d'AQMI n'a été rendu public qu'un an plus tard.
Le président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz, dont les forces sont parmi les seules de la région à combattre l'organisation djihadiste, estimait, dans un entretien au Monde le 10 février, le nombre de combattants d'AQMI à 300, ajoutant : "C'est à la portée de n'importe quel Etat." Plusieurs experts penchent plutôt pour l'existence d'un noyau dur de 500 hommes, dont un nombre important est déployé dans les Brigades du Sahara, au nord du Mali.
Or, au cours des dernières semaines, les katiba ont dû quitter ces zones où se tiennent les deux fronts principaux des combats entre l'armée malienne et les rebelles. AQMI a été accusée de collaborer avec le MNLA, notamment par une commission d'enquête malienne, après l'assassinat de soldats en janvier à Aguelhoc, au Mali. Plusieurs sources font état de l'implication, dans les combats entre la rébellion et l'armée malienne, d'unités d'Iyad Ag Ghali, ex-leader rebelle touareg des années 1990, proche d'AQMI, avec lequel il a engagé des négociations pour des libérations d'otages, mandaté discrètement par la présidence malienne. Il est aujourd'hui à la tête d'un mouvement, Ansar Eddine, dont l'idéologie islamiste est en contradiction avec les différentes ailes du MNLA. Un de ses cousins, Abdelkrim le "Targui", est aussi à la tête d'une des katiba d'AQMI.
Mathieu Guidère, professeur d'islamologie et de pensée arabe à l'université Toulouse-II, estime pour sa part l'effectif des combattants d'AQMI à un millier. Mais il note surtout les importantes pertes du groupe (combattants tués, blessés, arrêtés ou repentis), qui atteindraient, selon ses calculs, 50 % des effectifs chaque année, ce qui suppose un renouvellement constant des recrues, notamment pour les Brigades du Sahara. Entre 2007 et 2011, les pertes de cette mouvance auraient été de 500 à 600 hommes par an. Encore ces estimations ne concernent-elles que les "réguliers", qui vivent en permanence en armes. A ce premier cercle doivent être ajoutés des "réservistes", qui vivent dans les villages et campements et peuvent être mobilisés pour des opérations militaires, des activités de renseignement ou de ravitaillement.
"COMPLICITÉ" DU GOUVERNEMENT
Les pertes subies par AQMI ne sont pas suffisantes pour stopper ses activités, notamment dans le nord du Mali. Et des responsables français s'exaspèrent de voir le gouvernement local, selon une bonne source, "au mieux passif, sinon complice" face à la présence des katiba dans une partie du pays. Des interceptions de communications ont montré que certains officiers maliens échangeaient par téléphone portable avec des interlocuteurs d'AQMI. Une manière d'éviter la confrontation, mais aussi, parfois, de fixer certains arrangements concernant la circulation de trafiquants sur des routes discrètes, qui montent vers le nord, en direction de l'Algérie et "où l'armée évite absolument de se trouver", assure la même source.
Ahmadou Ould Abdallah, ancien représentant des Nations unies en Somalie et actuel directeur du C4S (Centre pour les stratégies pour la sécurité Sahel Sahara), ose le rapprochement entre trafics et liberté d'action d'AQMI : "Il n'y aurait pas d'AQMI dans la région sans complicités avec les services de renseignement et de sécurité, et avec des responsables des douanes." Ces complicités s'étendraient partout, notamment en Algérie, mais aussi au Mali. A Gao, dans le nord du pays, un quartier où s'érigeaient de luxueuses villas a été surnommé... "Cocaïne City".
Mais la relative liberté de mouvement dont bénéficie AQMI dans le nord du Mali tient à un autre facteur. Le président malien, Ahmadou Toumani Touré (ATT), a toujours considéré que la "guerre" d'AQMI n'était pas la sienne. Pourquoi le Mali irait-il combattre les katiba ? Le pays, déjà en proie à de grandes difficultés, aggravées par le déclenchement de la rébellion touareg, ferait alors figure d'ennemi d'Al-Qaida, susceptible d'être frappé par des attentats.
L'autre pays concerné au premier chef, l'Algérie, s'est refusé jusqu'ici à intervenir militairement au-delà de ses frontières. Et s'oppose aussi aux projets d'implantations militaires occidentales dans la région. Comme le résume Ahmedou Ould Abdallah : "Tant que l'Algérie ne s'engage pas, le Mali ne pourra pas le faire. Et la Mauritanie (qui livre des combats occasionnels sur le territoire malien) est trop limitée sur le plan logistique."
"GRAND JEU"
La bande sahélo-saharienne fait aussi l'objet d'un "grand jeu" qui se joue à l'échelle régionale, mais aussi internationale. Et où toutes les positions ont été transformées par les retombées de la crise libyenne et des révoltes arabes.
La première conséquence est d'avoir ramené au Mali des centaines de combattants touareg bien armés, qui forment à présent le gros des troupes du MNLA. Mais aussi d'avoir provoqué un électrochoc philosophique parmi les têtes pensantes d'AQMI. Des membres sont repartis dans leur pays où les pouvoirs tombaient, notamment en Tunisie, alors que, dans le Sahara, les katiba ne semblaient s'occuper que de trafics et de prises d'otages. Il a donc fallu opérer un "changement radical de stratégie", selon Mathieu Guidère, qui a poussé "Droukdal à se recentrer sur un djihad local, en ciblant le seul pays "apostat" qui reste à ses yeux un agent de l'Occident, l'Algérie".
Depuis 2011, en effet, les accrochages meurtriers et les attentats se sont multipliés sur le sol algérien. Dernier en date : l'attentat-suicide qui a visé, le 3 mars, la garnison des gendarmes de Tamanrasset, faisant 23 blessés. Une première dans cette ville du Sud algérien où a été précisément créé, en 2010, un comité d'état-major opérationnel conjoint à l'Algérie, au Mali, à la Mauritanie et au Niger.
Dans l'intervalle, des forces spéciales étrangères se déploient dans la région. En Mauritanie, à Atar, trois bâtiments, d'une capacité de 150 lits, accueillent des troupes françaises venues entraîner leurs homologues mauritaniens. Des "instructeurs" américains, reconnaît le président mauritanien, sont aussi présents dans la région. La première confrontation militaire connue de troupes françaises avec AQMI a eu lieu le 22 juillet 2010, lorsque des forces spéciales et un contingent mauritanien ont tenté de libérer l'otage Michel Germaneau. La katiba avait subi des pertes importantes, mais l'otage n'avait pas été libéré. Trois jours plus tard, AQMI annonçait l'avoir exécuté, comme le prévoient les consignes du groupe. "Malgré cet échec, le paradoxe de cette opération, c'est que cela a renforcé notre conviction que les troupes d'AQMI pouvaient être défaites", conclut une source sécuritaire française.
Isabelle Mandraud et Jean-Philippe Rémy Le Monde
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